Affirmer que les opinions séparées ont un effet « performatif » sur
la motivation des décisions majoritaires revient à considérer pour
commencer qu’il existerait un rapport inextricable entre les deux. Si
l’affirmation est évidente dans un sens, elle l’est beaucoup moins
dans l’autre. Le dissident, qu’il le soit totalement ou partiellement,
réagit à la décision majoritaire. Qu’il condamne la solution (dans
une opinion dissidente) ou seulement le raisonnement ayant conduit
à elle (opinion concordante), le juge minoritaire exprime un désaccord,
s’écarte d’une décision. L’inverse n’est pas vrai : les juges
majoritaires ne rédigent pas une décision en réaction aux opinions
minoritaires. Ils en ont connaissance, peuvent éventuellement les
prendre en compte, voire les citer, mais la décision majoritaire n’est
pas l’expression d’un désaccord vis-à-vis d’une opinion minoritaire.
Elle est désaccord vis-à-vis du législateur, ou d’une autre norme que
les textes encadrant la compétence de son auteur lui permettent de
contrôler. Elle est « la » décision, « la » seule norme revêtue de l’autorité
de la chose jugée. Formellement et a priori, l’impact des opinions
séparées sur la décision majoritaire semble donc être nul, la
première étant bien distincte de la majoritaire et n’étant auréolée
d’aucun aspect contraignant.
Les opinions séparées produisent un « effet ricochet » sur la qualité
de la décision majoritaire. Ces vertus performatives nourrissent
l’argument le plus convaincant dans le débat relatif à l’utilité de la
dissidence. La menace que représente une éventuelle publication des divergences entraîne une meilleure qualité argumentative de la décision
de constitutionnalité. Les juges majoritaires vont redoubler
d’efforts pour exposer des arguments plus convaincants que ceux
des juges dissidents, et ainsi de suite. Ils prendront garde à ce que
leur raisonnement ne présente pas de failles qu’un juge aux aguets
s’empressera de dénoncer. On assiste ainsi à une « montée dans
l’argumentation ». Le moyen de « pression » que représente l’éventualité
de l’expression des opinions séparées est d’autant plus important
que celles-ci sont portées à la connaissance du public, et que
leur contenu est souvent sans complaisance à l’égard de la majorité.
Les opinions séparées ont donc un effet sur la structure même de
l’argumentation. Elles ont également un impact, non plus sur la
structure des motifs eux-mêmes, mais sur la manière dont ils sont
présentés : sur le langage de l’argumentation. L’effet est donc ici
non plus seulement interne mais également externe : la Cour, grâce
à cette pression exercée par les dissidents, ne parle plus seulement
à ses membres ; elle s’adresse à la société destinataire de ses décisions.
(...)
Telles sont les premières lignes de l’étude de Mme le professeur Wanda Mastor − « L’effet performatif des opinions séparées sur la motivation des décisions constitutionnelles majoritaires » − publiée dans le volume collectif Le réflexe constitutionnel paru en fin d’année dernière chez Bruylant (p. 87-115).
Des cultures juridiques. Bien que cette notion de « culture juridique » demande encore à être éclaircie, il est néanmoins admis que l’une des manifestations de la singularité de la « culture juridique française » consiste dans l’absence d’opinions dans les décisions juridictionnelles. Va donc pour « opinions séparées » comme le veut l’usage, même si le pluriel d’« opinion(s) » suggère déjà cette séparation.
Il nous semble qu’en réalité ce refus des « opinions séparées » tient au moins autant (si ce n’est plus) à la « culture politique » qu’à la « culture juridique ». Sauf que, pour s’en rendre compte, il faudrait déjà convenir de ce que derrière les technologies juridiques il y a des idéologies politiques et des idéologies juridiques ; il faudrait aller jusqu’à voir la communicabilité entre la manière dont une société donnée délibère politiquement (au sens le plus large de la notion de délibération, l’accessibilité des documents publics comprise) et la manière dont ses juges et ses avocats argumentent (on oublie souvent que la brièveté des décisions de justice en France enjoint par ailleurs aux avocats de préférer la concision à l’exhaustivité - au risque de leur faire perdre de vue l’idée que le diable est (souvent) dans les détails).
« La Cour », écrit Mme Mastor, « grâce à cette pression exercée par les dissidents, ne parle plus seulement à ses membres ; elle s’adresse à la société destinataire de ses décisions ». On ne saurait mieux dire que les « opinions séparées » sont une modalité d’inscription de la justice dans l’espace public. Et, qu’à l’inverse, la France a fait le choix de baliser cette inscription par le débat d’audience qui, seul, est supposé parler à la société, lors même qu’au final la décision seule compte... pour la société. On n’y prête pas assez attention : par hypothèse s’il y a un secret du délibéré, du moins tel qu’on l’entend en France, c’est qu’il y a des choses à cacher. Peut-être ce secret est-il la résonance dans le contexte juridictionnel de l’idée qu’il existe un for intérieur de l’Etat et du pouvoir qui doit être préservé de la curiosité de la société. La raison d’Etat, en somme.
Toutes considérations d’écoles mises à part (normativisme, réalisme, Sociological jurisprudence), la question des opinions séparées est donc fondamentalement politique, et l’on attend encore de pouvoir comprendre comment il se fait que c’est dans des sociétés où se pratiquent des opinions séparées − autrement dit des sociétés où l’on est habitué à l’idée d’une « texture ouverte du droit » et au fait des conflits d’intérêt et de valeurs dont il sourd − que le droit est déifié et que ce soit dans des sociétés, comme la nôtre, où ces opinions sont rejetées, que le scepticisme et/ou la suspicion à l’égard du droit (au-delà des doctrines marxistes) semble avoir trouvé ses terres d’élection.
Pascal Mbongo
15 février 2013